SURRÉALISME ET ABSTRACTION

Après la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle moururent beaucoup d’artistes et poètes d’avant-garde partis pour le front, Paris redevint le centre de la production culturelle. Les adeptes du Surréalisme, mouvement défini par André Breton dans le Manifeste du surréalisme publié en 1924, furent aussi rattachés à l’École de Paris. Les écrivains et artistes de ce mouvement essayèrent de mettre en forme ou de libérer les désirs réprimés, les images oniriques et certains éléments de l’incoscient, en partie marqués par les théories de Sigmund Freud. Certains, comme Max Ernst et Yves Tanguy, juxtaposèrent des objets et des images incongrus ; d’autres, comme Jean Arp et Joan Miró, expérimentèrent avec l’automatisme, dessinant sans composition ou thème prédéfinis comme stratégie pour délier la création du contrôle de la raison.

Vassily Kandinsky, qui avait vécu en Allemagne et en Russie dans les années 1910 et 1920 et avait fait des pas de géant dans sa peinture abstraite, s’installa à Paris en 1934 et synthétisa dans les œuvres de cette époque des motifs propres à d’autres périodes de son parcours. Des formes au rythme structuré, qui interagissent librement, à l’instar de ses premières abstractions, convergent avec des formes plus géométriques et biomorphes développées alors qu’il était professeur à l’école allemande d’art et de design, Bauhaus. Comme beaucoup d’artistes parisiens de l’entre-deux guerres, les Nazis considérèrent Kandinsky comme un « dégénéré ». La guerre menaçant une fois de plus, des artistes comme Fernand Léger et Tanguy, qui avaient cherché refuge – politique, spirituel et créatif – dans la capitale française, s’enfuirent pour les États-Unis. La montée du fascisme et l’occupation de la ville mirent un point final à l’École de Paris.

Au début des années 1930, Jean Arp développa le principe de la « constellation », qu’il utilisa aussi bien dans ses textes que dans ses œuvres d’art. Appliqué à la poésie, le principe consistait à utiliser un groupe invariable de mots et à se concentrer sur les différentes manières de les combiner, une technique qu’Arp comparait à l’ « inconcevable multiplicité avec laquelle la nature distribue des fleurs dans un champ ». Pour créer ses reliefs Constellation, Arp identifiait d’abord un thème ou un ensemble (par exemple cinq formes biomorphes blanches et deux noires plus petites sur fond blanc) puis recombinait les éléments sous différentes configurations. L’œuvre du Solomon R. Guggenheim Museum est la dernière des trois versions composées par Arp sur ce thème. Son œuvre, comme celle de Joan Miró, appliquait le Surréalisme au processus, puisqu’il se servait de stratégies automatiques pour aller au-delà des limites de la pensée rationnelle. Jean Arp voulut créer un art abstrait qui représenterait une image plus vraie de la réalité que l’art représentatif, parce que le mode utilisé pour la créer imitait ou reproduisait le mode de créer de la nature elle-même.

En 1927, Joan Miró peignit une série de paysages dans son mas familial de Montroig, en Catalogne, où il était allé se remettre des excès de la vie de bohème parisienne. Dans Paysage (Le Lièvre), une ligne de points multicolores serpente vers une spirale solaire, combinant un ciel orange foncé avec une frange de terrain vague de couleur grenat. La seule vie sur ce terrain surréel est un lièvre énigmatique. Miró déclara plus tard que pour peindre cette toile, il s’était inspiré d’un animal qui courait dans un champ à la tombée d’un soir d’été. Cette image a ensuite été transformée pour annoncer l’arrivée d’un événement céleste, puisque le lièvre aux yeux globuleux regarde pétrifié la « comète » volante. Réinterprétant des traditions du paysage local à travers le langage d’avant-garde du Surréalisme, Miró tenta de fusionner le modernisme à sa culture catalane.

Vassily Kandinsky passa les onze dernières années de sa vie à Neuilly-sur-Seine, dans la banlieue parisienne. Il était arrivé en France en décembre 1933, émigré de l’Allemagne nazie après la fermeture de l’école Bauhaus à Berlin, où il était professeur. Durant cette période de sa carrière, Kandinsky expérimenta avec de multiples matières, combinant sable et pigment pour créer des œuvres imaginatives. Les compositions complexes de cette époque ressemblent à des mondes minuscules d’organismes vivants et sont clairement influencées par le Surréalisme, notamment par les œuvres de Jean Arp et de Joan Miró, révélant l’intérêt de l’artiste pour les sciences naturelles et parmi elles, l’embryologie, la zoologie et la botanique. Formes capricieuses est probablement le produit d’un des moments les plus ludiques de l’artiste : intercalées avec des cercles et des carrés clairement tracés – formes géométriques fondamentales de ses œuvres Bauhaus –, nous observons des figures curvilignes flottant et dansant, dans des couleurs pastel. Certaines de ces formes peuvent être des représentations stylisées de figures de la nature embryonnaire. Nous pourrions interpréter l’imagerie biologique de l’œuvre comme la vision optimiste de l’artiste d’un avenir pas trop lointain de renaissance et régénération.

Wifredo Lam arriva à Paris en 1938 avec une lettre de recommandation de Pablo Picasso, avec qui il entretenait une étroite relation. Très vite, il rencontra les principales figures artistiques du moment, y compris des membres du groupe surréaliste. Les surréalistes étaient fascinés par les mythologies des peuples primitifs et pensaient que Lam, en tant que Cubain d’ascendance africaine, chinoise et européenne, avait un accès privilégié à cet état mental particulier. En 1942, l’artiste retourna à Cuba, où il développa un vocabulaire de formes végétales-animales inspirées des déités de la santeria, la religion afro-cubaine et haïtienne. Dans Zambezia, Zambezia, Lam représente une femme mythique inspirée de la femme-cheval, divinité de la santeria. Il avait souvent recours à la transformation de parties du corps pour suggérer des métamorphoses magiques qui, dans cette peinture en particulier, se manifeste dans le menton orné d’un testicule de la figure.

Un an avant que Picasso ne peigne la monumentale nature morte Mandoline et guitare, dans une soirée dadaïste à Paris, une personne du public annonça la mort du Cubisme en criant « Picasso, mort au champ d’honneur ». La soirée se termina par une bagarre qui ne fut interrompue que par l’intervention de la police. La série de neuf natures mortes aux couleurs vives, peinte par la suite par Picasso (1924–25) dans un style Cubiste Synthétique audacieux aux formes juxtaposées et superposées, ôta toute crédibilité à cette affirmation et réaffirma la validité de la technique. Mais en créant cette nouvelle œuvre, l’artiste ne s’était pas limité à ressusciter ses découvertes antérieures. Les formes arrondies et organiques, les tons saturés sont une reconnaissance aux développements contemporains de la peinture surréaliste, mis en évidence dans l’œuvre d’André Masson et de Joan Miró. Les ondulations, les patrons ornementaux et les divers éléments chromatiques de Mandoline et guitare annonçaient l’émergence d’un style sensuel et biomorphe neuf, complètement développé, dans l’art de Picasso.